Eugénie, mon arrière grand-mère


Quand j’étais petite fille, ma mère Eugénie Hofman (surnom Nini), nous racontait des histoires, à la veillée.

Nous sommes dans les années 60. A l’époque, nous vivions dans une maison Bâtir, dans une cité jardin. 
Autour de la cuisinière à charbon, seule source de chaleur de la maison, le soir, lorsque mon père Robert était endormi dans la salle de séjour ou bien était monté se coucher, Nini et les enfants présents se rapprochaient autour du foyer pour se raconter des histoires. Certaines histoires étaient vraies, d’autres des légendes transmises de génération en génération, ou des poèmes et des chansons, ou encore, Nini inventait une histoire qui souvent permettait à l’un d’entre nous de trouver réponse à une question. Ainsi, l’air de rien, Nini résolvait une question d’enfant, d’adolescent, de jeune adulte. Et dans tous les domaines. Ce qui m’a valu de recevoir, dans ces années 65/70 une éducation sexuelle des plus éclairée et progressiste de l’époque.

Ce goût des veillées vient de loin, de la grand-mère de Nini, Eugénie Savouret.
Cette Eugénie première du prénom, était couturière. Couturière « à façon » (sur mesure dirait-on aujourd’hui) pour les bourgeoises de Lille et environs. Elle avait dû recevoir une certaine instruction car elle savait lire, écrire, et compter. Elle connaissait l’histoire de France et des poèmes. Elle lisait le journal chaque jour. Elle devait également posséder une « bonne éducation » pour être acceptée par ses clientes à leur domicile pour les prises de mesures, les choix de tissus et de patrons, les essayages et les retouches.

En 1870, elle monte à Paris. C’est la guerre et sa famille fuit, craignant l’arrivée des prussiens.

Je ne sais rien de sa famille proche et des conditions de cette arrivée à Paris. Cela va cependant suffisamment la marquer pour qu’en 1914, à nouveau, elle se réfugie à Paris.

De mars à mai 1870 se déroule la Commune de Paris (3ème révolution du 19ème siècle…).

Lors d’une charge de soldats à cheval, la foule tente de s’échapper et dans la bousculade, Eugénie 1ère tombe à genoux sur les pavés mouillés et sauve ainsi sa vie. Le coup de sabre ne fait que la scalper sur plusieurs centimètres. Elle cachera cette tonsure toute sa vie, portant chapeau en toute circonstance, même chez elle.

Plus gravement, le genou est fracturé en plusieurs parties. Pas de soins dans ce contexte, Eugénie 1ère restera handicapée, incapable de déplier la jambe et boitant bas.

En septembre 1870, Paris est assiégée, les habitants affamés. Eugénie 1ère mangera du chat, du chien, des animaux du zoo de Vincennes et des rats.

De retour dans le Nord après cette guerre, elle reprend son travail de couturière et s’installe à La Madeleine dans la banlieue de Lille.

Elle a 36 ans lorsqu’un jeune homme de 20 ans lui déclare sa flamme. Par trois fois, elle l’éconduit. Elle est une « vieille femme » handicapée et lui un jeune homme qui n’est pas encore majeur. Il se nomme André Carlier et il est désespéré par les refus de d’Eugénie 1ère.

Le père d’André vient en personne lui demander de revenir sur sa réponse, son fils est au bord du suicide.

Alors Eugénie accepte de l’épouser et de faire face au « quand dira-t-on », puissant à l’époque. Le mot « cougar » n’est pas encore à la mode.

Ils auront deux enfants : Désiré et Berthe. (aux environs de 1890)

C’est un couple heureux.

Mais après seulement 3 ans de mariage, André, qui est pompier volontaire de la ville de La Madeleine, va contracter une pneumonie après avoir lutté contre un feu en hiver. Il est emporté en quelques jours. Son nom figure parait-il au monument aux morts de la ville. Je ne l’ai jamais vérifié.

Eugénie 1ère est veuve, avec deux jeunes enfants, Désiré et Berthe.

Elle développera au cours de sa vie une « tumeur blanche » au genou. Il s’agit, nous dit Wikipedia, d’une monoarthrite subaiguë ou chronique du genou provoquée par le bacille de Koch (tuberculose articulaire), ce qui aggravera sa boiterie.

Elle n’est plus capable de poursuivre son travail chez les clientes. Alors elle travaille chez elle, réalise des petits vêtements, fait des retouches.

Ses enfants comment à travailler à 12 ans, ce qui est l’usage à l’époque.

Sa fille Berthe vit avec elle et travaille comme ouvrière à la filature. Berthe est ma grand-mère, la mère de Nini.

C’est ainsi que Nini va être élevée par sa grand-mère, Eugénie 1ère qui se déplace désormais difficilement, à l’aide d’un bâton. Elle chute souvent, et lors d’une ces chutes, le bâton s’enfonce sous les côtes, blessant probablement le foie.

Pendant une année, elle vomit du sang, a des hallucinations terrifiantes de rideaux de feu et souffre beaucoup. Nous sommes dans les années 1930-1935, les soins sont « légers » pour les personnes pauvres et donc sans ressources -pas de retraite en France avant 1945. Elle va mourir ainsi, épuisée de souffrance.

Nini gardera un souvenir prégnant de sa grand-mère : enjouée, drôle, toujours à chanter et raconter des histoires… Contraste remarquable avec les évènements de sa vie… Première griot dont je n’ai hélas ni photo, ni écrit.


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